mercredi 29 novembre 2017 PLANÈTE L’impossible procès de l’amiante
Durant les vingt-cinq années pendant lesquelles il a officié sur le chantier naval de la Normed, à Dunkerque (Nord), Pierre Pluta s’est mouché des dizaines de fois, chaque jour, sans rien soupçonner. Inlassablement, cet ajusteur-mécanicien aujourd’hui âgé de 70 ans tirait un chiffon de son bleu de travail pour y vider son nez obstrué par des paillettes blanches légères comme des plumes : des poussières d’amiante.
« Dans le compartiment machines où on assemblait des pièces de propulsion de navires, il en neigeait littéralement, se souvient-il. Et comme on n’avait pas de protection spécifique, on en prenait plein les narines. »
Dans les années 1960-1970, l’amiante, fibre d’origine naturelle, était appelé « le minéral magique ». Ignifuge et isolant, on le trouvait partout, de l’intérieur des grille-pain aux structures d’immeubles en passant par les systèmes de freinage des voitures.
Une affection pulmonaire incurable et évolutive
En 1988, le chantier ferme, contraignant Pierre Pluta à se reconvertir à l’âge de 42 ans. Il brigue un emploi d’ambulancier. D’un simple coup d’œil à sa radio des poumons, le pneumologue chargé de la visite médicale devine qu’il a été en contact avec de l’amiante. « Ce médecin m’a appris que j’avais une asbestose, raconte l’ancien ouvrier. Je ne connaissais pas ce mot ; j’ai demandé si c’était contagieux. » L’asbestose est une affection pulmonaire non contagieuse, mais incurable et évolutive. Elle génère, entre autres maux, un essoufflement sévère et une insuffisance respiratoire.
La mort dans l’âme, Pierre Pluta, ceinture noire de judo, ne tarde pas à raccrocher son kimono. Refusant de s’avouer vaincu, il fonde, en 1996, l’Association régionale de défense des victimes de l’amiante Nord - Pas-de-Calais (Ardeva 59-62). Il ignore alors qu’un combat judiciaire de plus de deux décennies l’attend…
Aujourd’hui encore, M. Pluta préside l’association et reçoit dans ses locaux, à Dunkerque. « Il n’y avait rien dans la région pour venir en aide aux travailleurs exposés aux dangers de l’amiante, dit-il en évoquant l’époque de la création.Et comme on était près de 6 000 à travailler à la Normed, je me doutais que je n’étais pas le seul malade. »
Grâce au quotidien régional La Voix du Nord, qui relaie son action, les appels téléphoniques affluent par centaines.Soutien moral, aide administrative au montage de dossiers de reconnaissance et d’indemnisation… Le travail n’a jamais manqué, depuis lors, à l’Ardeva 59-62, qui compte actuellement 2 600 familles adhérentes.
Pierre Pluta continue d’assurer la permanence quatre jours et demi par semaine. Mais, même s’il n’en laisse rien paraître, l’état de santé de cet homme affable et souriant s’est aggravé au fil du temps. Outre l’asbestose, il souffre désormais de plaques pleurales « de plus en plus nombreuses, de plus en plus épaisses ». Ces dépôts fibreux sur la plèvre apparaissent généralement plus de quinze ans après la première exposition à l’amiante et peuvent aussi engendrer un cancer.
Les images du Jussieu font mouche
« Je n’ai pas honte de dire qu’à chaque scanner, j’ai peur qu’on m’annonce que j’ai un mésothéliome[cancer de la plèvre spécifique de l’amiante] », confesse-t-il. « Le mésothéliome est une pathologie toujours mortelle », précise Marjorie Le Véziel, de passage dans les locaux de l’Ardeva 59-62.
Cette femme de 57 ans est l’une des 688 veuves ou veufs de l’amiante membres de l’association. Son époux, Serge, « un colosse de 1,92 m pour 90 kilos », électricien à la Normed de 1972 à 1987 reconverti commerçant itinérant, est « parti » en mars 2007, à l’âge de 53 ans, après deux ans et demi de calvaire. « Tout a commencé par un violent mal de dos. On lui disait qu’il portait trop de cartons, souffle Mme Le Véziel, elle aussi ancienne employée du chantier naval. Ses poumons, son cœur, ses cordes vocales… A la fin, tout était touché. Si je développe un mésothéliome, je sais ce que je ferai. Pas question d’en passer par là. »
Quand M. Pluta a créé l’association, en 1996, la bataille anti-amiante était déjà lancée en France. En septembre 1994, juste après la découverte de maladies professionnelles liées à ce matériau sur le campus de l’université parisienne de Jussieu, qui comptait alors 200 000 mètres carrés de locaux « floqués » (isolés) à l’amiante, Michel Parigot, mathématicien-chercheur au CNRS, avait fondé avec des collègues le Comité anti-amiante Jussieu, dont il est toujours président. Il alerte les médias.
Diffusées aux « 20 heures » de France 2 et de TF1, les images des fibres dégringolant des plafonds de la fac font mouche. Début 1995, des parents d’élèves, préoccupés par le risque encouru par leurs enfants, se mobilisent au sein des établissements scolaires. « L’élément décisif a été de présenter l’amiante comme un problème de santé publique susceptible de toucher tout le monde, et pas seulement comme un problème de santé au travail, se souvient M. Parigot. La mobilisation dans les entreprises est arrivée plus tard. »
Les victimes, jusqu’alors discrètes, entrevoient une forme de salut dans l’action du comité, seule organisation à consacrer, à l’époque, son objet social à cette question. Très vite, ses responsables croulent sous les sollicitations. De partout, des travailleurs de l’amiante ou leurs proches les appellent à la rescousse pour effectuer leurs démarches de reconnaissance en maladie professionnelle.
Le comité décide alors de s’associer à deux autres associations, la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath) et l’Association pour l’étude des risques au travail (Alert), animée par Henri Pézerat, un chimiste chercheur au CNRS – décédé en 2009 –, qui avait déjà dénoncé les dangers de l’amiante dans les années 1970.
Pour répondre aux besoins des victimes, ces trois entités créent l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva), en février 1996. L’Ardeva 59-62 la rejoint aussitôt, et Pierre Pluta, l’homme de Dunkerque, devient membre du conseil d’administration puis du bureau.
Une structure de lobbying efficace
D’emblée, l’Andeva s’attelle à la rédaction d’une plainte contre X. Dans son viseur, les responsabilités au niveau national des industriels et des pouvoirs publics. Déposée à Paris en juillet 1996, elle est ensuite déclinée entreprise par entreprise dans différents tribunaux de France par les avocats de l’Andeva, Mes Michel Ledoux et Jean-Paul Teissonnière. Les Chantiers navals de l’Atlantique, ceux de la Normed, Eternit, Amisol, l’usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados) … Chacun dépose son recours.
« La multiplication des plaintes locales a été la première erreur juridique, analyse Michel Parigot. Cette stratégie limitait la recherche des responsabilités aux directeurs d’usine et ne permettait pas d’atteindre les principaux responsables : ceux qui ont participé à la structure de lobbying créée et financée par les industriels de l’amiante pour continuer à utiliser ce matériau cancérogène et empêcher la mise en place d’une réglementation de protection efficace. »
« Personne n’a sniffé de l’amiante volontairement. Toutes les responsabilités doivent être établies, même si elles se situent à des niveaux différents »Pierre Pluta, fondateur de l’Ardeva 59-62
Cette structure de lobbying, c’est le Comité permanent amiante (CPA), né en 1982, au moment précis où nombre de pays s’orientent vers l’interdiction de ce matériau. « Groupe informel et sans pouvoir », comme le définit alors habilement dans des écrits Dominique Moyen, patron de l’Institut national de recherches en sécurité (INRS) qui y siège, le CPA est une structure originale et très efficace.
Marcel Valtat, un ancien journaliste de L’Humanité reconverti dans le conseil en communication, orchestre sa mise en place. Aux côtés des industriels, il rassemble les principaux scientifiques et médecins travaillant sur le sujet, ainsi que des représentants des ministère de la santé, de l’industrie et du travail, et des représentants des organisations syndicales, la CGT en tête.
« Une bombe à retardement »
Alors que l’amiante est classé cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) depuis 1973, le CPA use d’un subtil slogan : il parle de son « usage contrôlé », véhiculant l’impression trompeuse que le risque est maîtrisé. Conférences internationales, campagnes de presse, diffusion de brochures rassurantes… Le CPA parvient à prendre le contrôle total de l’information et de la politique des pouvoirs publics, évitant pendant quatorze ans la mise en place de toute réglementation contraire à l’intérêt des industriels.
Finalement interdit en France le 1er janvier 1997, l’amiante demeure aujourd’hui un fléau. « C’est une bombe à retardement, car les pathologies se déclarent entre vingt et quarante ans après la première exposition », résume Pierre Pluta.Une étude Inserm-INVS de 2012 évalue le bilan potentiel de l’hécatombe entre 130 000 et 180 000 décès.
Sans compter le coût financier pour la société. Pour la seule année 2015, 965 millions d’euros ont été versés au titre des maladies professionnelles liées à l’amiante selon l’Assurance-maladie, 623 millions d’euros au titre de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata), et 438 millions d’euros pour le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), soit un total de plus de 2 milliards. Depuis sa mise en place en 2001, le FIVA permet l’indemnisation intégrale des préjudices subis par toutes les victimes et leurs proches.
Mais ceux-ci ne s’en tiennent pas au volet financier de l’affaire : ils réclament la tenue d’un procès pénal pour « blessures et homicides involontaires ». Leur but : obtenir la condamnation des « responsables nationaux »(élus, hauts fonctionnaires, ministres…), ces hommes et ces femmes qu’ils n’hésitent pas à qualifier d’« empoisonneurs ».
Le rôle confus des syndicats
« Personne n’a sniffé de l’amiante volontairement, martèle Pierre Pluta. Les gens qui ont siégé au CPA [la structure de lobbying] sont coresponsables de milliers de morts. Ne pas les juger, c’est octroyer un permis de tuer à toutes les industries pourvoyeuses de cancérogènes. Toutes les responsabilités doivent être établies, même si elles se situent à des niveaux différents. »
Mais le parquet n’est pas de cet avis. « Il s’est constamment opposé à mettre en cause les décideurs, qu’il s’agisse de hauts fonctionnaires ou de responsables politiques », résume Michel Parigot. Le parquet n’est pas seul à tenir cette position. A l’exception de Force ouvrière (FO), qui a fermement refusé de siéger au CPA, dénonçant d’emblée « une confusion des rôles », toutes les confédérations syndicales y étaient représentées de 1982 à 1995. Et elles n’y ont pas fait que de la figuration… Ainsi, en avril 1991, alors que la Commission européenne travaille à un projet d’interdiction de l’amiante, la Fédération construction de la CGT adresse un courrier aux députés européens dans lequel elle s’oppose à cette interdiction en reprenant des arguments développés par le CPA.
Me Teissonnière, avocat de l’Andeva mais aussi conseil historique de la CGT, estime aujourd’hui qu’il n’y a pas là matière à une mise en cause des syndicats. Selon lui, leur soutien au lobbying des industriels s’explique aisément.« A part FO, qui a fait preuve de clairvoyance, ils ont commis l’erreurde participer au CPA à cause de leur faible capacité à résister à un chantage à l’emploi, et parce qu’ils revendiquent un rôle dans la santé au travail, assure-t-il.Ils n’ont pas organisé la catastrophe sanitaire de l’amiante pour en profiter ; ils ont cru à la thèse de l’usage contrôlé et l’ont défendue. »
La justice, elle, n’a cure de ces conjectures. Après vingt et un ans d’instruction, elle a récemment fait savoir qu’elle ne veut pas de procès du tout. Mi-juin, le parquet a requis la clôture de l’instruction dans une douzaine de dossiers. Dans l’affaire Eternit, portant sur quatre sites de production d’amiante-ciment,il a adressé aux juges, le 12 octobre, un réquisitoire définitif de non-lieu. Et un non-lieu a d’ores et déjà été prononcé, le 23 octobre, dans un autre dossier, concernant cette fois la centrale thermique EDF d’Arjuzanx (Landes).
Désaccords stratégiques
Pour justifier ces décisions, le ministère public s’appuie sur un rapport scientifique rendu par trois experts en février, après une année de travail. Dans ses réquisitions, il s’inspire de cette expertise pour asséner qu’il n’est« pas possible d’établir a posteriori la date de la commission d’une éventuelle faute ayant entraîné une exposition contaminante puis une intoxication ». Et qu’il est par conséquent impossible de « l’imputer avec certitude à une personne physique ».
Le Comité anti-amiante Jussieu et l’Ardeva 59-62 bénéficient pour l’heure d’un sursis. Le 15 septembre, la cour d’appel de Paris a, certes, annulé pour la deuxième fois la mise en examen de « responsables nationaux » dans leurs dossiers respectifs, au motif que les risques n’étaient pas suffisamment connus à l’époque des faits, mais les deux entités se sont aussitôt pourvues en cassation.
A la manifestation nationale annuelle de l’Andeva, mi-octobre à Paris, François Desriaux, son actuel vice-président, également rédacteur en chef de la revue trimestrielle Santé & Travail, a promis aux victimes que l’association nationale ira « jusqu’au bout de la justice ». Mais ce rendez-vous annuel, qui drainait de quatre à cinq milles personnes il y a encore quelques années, n’en a réuni qu’un millier cet automne.
Sur fond de désaccord sur la stratégie à adopter au plan pénal, l’Andeva a récemment perdu une partie de sa direction et près de la moitié de ses adhérents et de ses associations locales. En 2016, Michel Parigot, qui assurait la vice-présidence depuis la création et réclamait de longue date l’embauche d’« un avocat pénaliste et la mise en place d’une organisation à la hauteur des défis juridiques posés par cette affaire hors-normes », a démissionné. Pierre Pluta, qui la présidait depuis 2010, lui a emboîté le pas.
Cette rupture au sein de l’Andeva a été scellée le 7 novembre 2013, jour d’une audience à la Cour de cassation concernant l’usine Ferodo-Valéo de Condé-sur-Noireau. Dans ce dossier étaient mis en examen des « responsables nationaux », dont Martine Aubry en tant qu’ancienne directrice des relations du travail au ministère du travail de 1984 à 1987.
Pierre Pluta se souvient de la« déception unanime » des membres du bureau présents dans la salle. « Nous, qui avions aveuglément fait confiance à nos avocats, avons pris conscience que le travail juridique nécessaire n’avait pas été fait et que, si nous ne changions rien, nous allions à l’échec. »De fait, les mises en examen dans ce dossier ont été définitivement annulées le 14 avril 2015, portant le premier coup d’arrêt au cheminement vers le procès pénal.
Me Dupond-Moretti relance le combat
Quinze jours après la déconvenue devant la Cour de cassation, le principe du recrutement d’un cabinet spécialisé dans le pénal a été soumis au vote du conseil d’administration de l’Andeva, qui l’a adopté à l’unanimité. Mais cette décision est restée lettre morte.
Si Me Michel Ledoux, avocat de la Fnath qui conseille également l’Andeva, en a de suite accepté le principe, Me Teissonnière et son associée, Me Sylvie Topaloff, s’y sont opposés, arguant de leur compétence en matière pénale. Nombre d’associations locales membres de l’Andeva – adossées à des sections syndicales de la CGT – ont soutenu ces deux avocats, bloquant le processus.
Me Ledoux l’admet, lui et ses confrères n’ont « pas suffisamment pesé sur la procédure pénale ». « On a dépensé beaucoup de temps et d’énergie au civil », plaide-t-il.Me Teissonnière, lui, n’a « pas de regrets » sur la stratégie adoptée et reste optimiste. « Notre dossier pénal tient bon, les limites de la faute sont parfaitement définies et elle incombe à une dizaine de personnes, dit-il. C’est à la justice de poser des limites à l’activité des industries présentant des risques exponentiels de catastrophes. »
Las de voir les dossiers amiante s’enliser au Pôle judiciaire de santé publique du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, où ils sont regroupés depuis 2003, le Comité anti-amiante Jussieu et l’Ardeva 59-62 ont uni leurs forces pour sauver le procès pénal. Ils ont convaincu le célèbre pénaliste Eric Dupond-Moretti et son associé, Me Antoine Vey, de relancer le combat.
« L’Etat ne se débarrassera pas des victimes de l’amiante sans un procès en bonne et due forme », a juré Me Dupond-Moretti. François Desriaux, le vice-président de l’Andeva, considère cette stratégie avec scepticisme. « A part nous, associations de victimes, personne ne veut de ce procès, soupire-t-il. Et le meilleur avocat du monde ne pourra pas refaire une instruction qui n’a pas été menée correctement. »
L’instruction, c’était l’affaire de la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy. Coordinatrice du pôle judiciaire de santé publique du TGI de Paris, elle a hérité, en 2005, d’une trentaine de dossiers liés à l’amiante qu’elle a tenté de réveiller jusqu’en 2013, alors qu’ils sommeillaient depuis des années partout en France dans les cabinets de magistrats débordés par les affaires criminelles et dépassés par la technicité du sujet. « Autant dire que dans les ministères, les administrations ou les entreprises concernées par la plainte, on avait eu largement le temps – si besoin était – de passer les documents compromettants à la broyeuse », note Me Ledoux.
« Masse de scellés ingérable »
Si les qualités humaines de la juge font l’unanimité, sa méthodologie est plus controversée. « C’est une personne très empathique, mais elle a instruit dans le désordre », estime Me Ledoux. Un avis partagé par Me Teissonnière. A sa décharge, Mme Bertella-Geffroy s’est d’abord retrouvée esseulée face à la masse des dossiers avant de pouvoir travailler en cosaisine avec d’autres magistrats. D’après elle, ses collègues n’ont « jamais fait une priorité » de l’amiante, au prétexte que« les victimes avaient été indemnisées ».
« Tout mon travail a été bousillé. En France, on ne veut pas de mise en examen de dirigeants politiques ou d’industriels »Marie-Odile Bertella-Geffroy, juge d’instruction « Les faits étaient si anciens, en raison des temps de latence des maladies de l’amiante, qu’on s’est souvent retrouvés face à des témoins séniles, et qu’on ne savait parfois même plus ce qu’on cherchait lors des perquisitions, se souvient un ex-enquêteur de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), le service chargé des investigations. Cela générait une masse de scellés ingérable, tout en suscitant de faux espoirs pour les victimes. »
Malgré son insistance pour poursuivre son travail au pôle santé, la juge a dû sacrifier, début 2013, à la règle de la mobilité décennale des magistrats, qui l’obligeait à quitter ce poste. Elle a pris sa retraite pour endosser la robe d’avocate, spécialisée dans les affaires de santé publique. Aujourd’hui âgée de 68 ans, elle défend bec et ongles son « bilan amiante ».
Outre le manque de moyens, elle regrette surtout l’hostilité du parquet. « J’ai voulu joindre les dossiers, puisque les responsables nationaux étaient les mêmes pour tous, mais le parquet n’a jamais accepté, peste-t-elle. Tout mon travail a été bousillé, et mes décisions annulées en permanence par la chambre de l’instruction. En France, on ne veut pas de mise en examen de dirigeants politiques ou d’industriels, on préfère une société basée sur l’assurance. » L’ancienne juge considère également que les parties civiles ont manqué de pugnacité. « Leurs avocats n’ont pas toujours fait appel des décisions défavorables, dit-elle. Ils n’ont jamais fait aucune demande d’actes et communiquaient souvent leurs observations hors délais. »
« Prévenir les catastrophes sanitaires futures »
L’impasse judiciaire s’est esquissée dès le mois de novembre 2012. A quelques semaines de son départ du pôle santé,Mme Bertella-Geffroy a prononcé en hâte treize mises en examen de responsables nationaux pour « blessures et homicides involontaires ». Parmi eux, Martine Aubry, visée pour avoir tardé à faire appliquer des directives européennes susceptibles de protéger des travailleurs de l’amiante.« C’est à ce moment que, se voyant mis en échec, le parquet qui avait tout fait pour éviter ces mises en examen a décidé d’aller vers un non-lieu général », estime Pierre Pluta.
Fustigé de toutes parts, le ministère public souligne « l’illusion » d’un procès unique de l’amiante entretenue par les avocats deces dernières. « La plupart des scandales sanitaires se heurtent aux principes généraux du droit pénal et les avocats le savent, résume-t-on aujourd’hui au parquet de Paris. La responsabilité pénale des personnes physiques obéit à des règles strictes en termes de preuves, de lien de causalité, de prescription et d’imputabilité de la faute qui ne permettent pas de juger des choix de société tels que celui de l’utilisation massive de l’amiante. »En d’autres termes, impossible de désigner des coupables.
Mais les associations refusent de souscrire à ces arguments. Tout comme à l’interprétation que font les magistrats du rapport d’expertise dont ils se serventpour justifier la clôture de l’instruction des dossiers.« Demander la date d’intoxication précise d’une victime pour déterminer l’identité d’un responsable n’a aucun sens puisqu’il s’agit d’un processus continu, raisonne Michel Parigot en scientifique appliqué. Quand des gens s’organisent pour continuer à commercialiser un matériau en sachant que cela va provoquer des milliers de morts, il doit y avoir une sanction pénale. »
Pour lui, comme pour Pierre Pluta, l’enjeu d’un procès pénal dépasse largement le cas de l’amiante. Ils viennent de créer l’Association nationale des victimes de l’amiante et autres polluants (AVA) afin d’agir plus globalement sur les catastrophes sanitaires.
Me Vey, l’associé d’Eric Dupond-Moretti, voit également plus loin : « A l’heure où les maladies mortelles causées par les pesticides et autres perturbateurs endocriniens sont sur le devant de la scène, l’Etat doit agir pour la mise en place d’un traitement judiciaire permettant de prévenir les catastrophes sanitaires futures, et envoyer à ceux qui en sont responsables le signal qu’ils ne peuvent agir impunément. »
Par Patricia Jolly |