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L’impossible procès de l’amiante Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
Écrit par Pa­tri­cia Jolly   
04-12-2017
​Le Monde, ​
 mercredi 29 novembre 2017
PLANÈTE
L’impossible procès de l’amiante

Du­rant les vingt-cinq an­nées pen­dant les­quelles il a of­fi­cié sur le chan­tier naval de la Nor­med, à Dun­kerque (Nord), Pierre Pluta s’est mou­ché des di­zaines de fois, chaque jour, sans rien soup­çon­ner. In­las­sa­ble­ment, cet ajus­teur-mé­ca­ni­cien au­jour­d’hui âgé de 70 ans ti­rait un chif­fon de son bleu de tra­vail pour y vider son nez obs­trué par des paillettes blanches lé­gères comme des plumes : des pous­sières d’amiante.

« Dans le com­par­ti­ment ma­chines où on as­sem­blait des pièces de pro­pul­sion de na­vires, il en nei­geait lit­té­ra­le­ment, se sou­vient-il. Et comme on n’avait pas de pro­tec­tion spé­ci­fique, on en pre­nait plein les na­rines. »

Dans les an­nées 1960-1970, l’amiante, fibre d’ori­gine na­tu­relle, était ap­pelé « le mi­né­ral ma­gique ». Ig­ni­fuge et iso­lant, on le trou­vait par­tout, de l’in­té­rieur des grille-pain aux struc­tures d’im­meubles en pas­sant par les sys­tèmes de frei­nage des voi­tures.
 
Une af­fec­tion pul­mo­naire in­cu­rable et évo­lu­tive

En 1988, le chan­tier ferme, contrai­gnant Pierre Pluta à se re­con­ver­tir à l’âge de 42 ans. Il brigue un em­ploi d’am­bu­lan­cier. D’un simple coup d’œil à sa radio des pou­mons, le pneu­mo­logue chargé de la vi­site mé­di­cale de­vine qu’il a été en contact avec de l’amiante. « Ce mé­de­cin m’a ap­pris que j’avais une as­bes­tose, ra­conte l’an­cien ou­vrier. Je ne connais­sais pas ce mot ; j’ai de­mandé si c’était conta­gieux. » L’as­bes­tose est une af­fec­tion pul­mo­naire non conta­gieuse, mais in­cu­rable et évo­lu­tive. Elle gé­nère, entre autres maux, un es­souf­fle­ment sé­vère et une in­suf­fi­sance res­pi­ra­toire.

La mort dans l’âme, Pierre Pluta, cein­ture noire de judo, ne tarde pas à rac­cro­cher son ki­mono. Re­fu­sant de s’avouer vaincu, il fonde, en 1996, l’As­so­cia­tion ré­gio­nale de dé­fense des vic­times de l’amiante Nord - Pas-de-Ca­lais (Ar­deva 59-62). Il ignore alors qu’un com­bat ju­di­ciaire de plus de deux dé­cen­nies l’at­tend…

Au­jour­d’hui en­core, M. Pluta pré­side l’as­so­cia­tion et re­çoit dans ses lo­caux, à Dun­kerque. « Il n’y avait rien dans la ré­gion pour venir en aide aux tra­vailleurs ex­po­sés aux dan­gers de l’amiante, dit-il en évo­quant l’époque de la créa­tion.Et comme on était près de 6 000 à tra­vailler à la Nor­med, je me dou­tais que je n’étais pas le seul ma­lade. »

Grâce au quo­ti­dien ré­gio­nal La Voix du Nord, qui re­laie son ac­tion, les ap­pels té­lé­pho­niques af­fluent par cen­taines.​Sou­tien moral, aide ad­mi­nis­tra­tive au mon­tage de dos­siers de re­con­nais­sance et d’in­dem­ni­sa­tion… Le tra­vail n’a ja­mais man­qué, de­puis lors, à l’Ar­deva 59-62, qui compte ac­tuel­le­ment 2 600 fa­milles adhé­rentes.

Pierre Pluta conti­nue d’as­su­rer la per­ma­nence quatre jours et demi par se­maine. Mais, même s’il n’en laisse rien pa­raître, l’état de santé de cet homme af­fable et sou­riant s’est ag­gravé au fil du temps. Outre l’as­bes­tose, il souffre dé­sor­mais de plaques pleu­rales « de plus en plus nom­breuses, de plus en plus épaisses ». Ces dé­pôts fi­breux sur la plèvre ap­pa­raissent gé­né­ra­le­ment plus de quinze ans après la pre­mière ex­po­si­tion à l’amiante et peuvent aussi en­gen­drer un can­cer.

Les images du Jus­sieu font mouche

« Je n’ai pas honte de dire qu’à chaque scan­ner, j’ai peur qu’on m’an­nonce que j’ai un mé­so­thé­liome[can­cer de la plèvre spé­ci­fique de l’amiante] », confesse-t-il. « Le mé­so­thé­liome est une pa­tho­lo­gie tou­jours mor­telle », pré­cise Mar­jo­rie Le Vé­ziel, de pas­sage dans les lo­caux de l’Ar­deva 59-62.

Cette femme de 57 ans est l’une des 688 veuves ou veufs de l’amiante membres de l’as­so­cia­tion. Son époux, Serge, « un co­losse de 1,92 m pour 90 kilos », élec­tri­cien à la Nor­med de 1972 à 1987 re­con­verti com­mer­çant iti­né­rant, est « parti » en mars 2007, à l’âge de 53 ans, après deux ans et demi de cal­vaire. « Tout a com­mencé par un violent mal de dos. On lui di­sait qu’il por­tait trop de car­tons, souffle Mme Le Vé­ziel, elle aussi an­cienne em­ployée du chan­tier naval. Ses pou­mons, son cœur, ses cordes vo­cales… A la fin, tout était tou­ché. Si je dé­ve­loppe un mé­so­thé­liome, je sais ce que je ferai. Pas ques­tion d’en pas­ser par là. »

Quand M. Pluta a créé l’as­so­cia­tion, en 1996, la ba­taille anti-amiante était déjà lan­cée en France. En sep­tembre 1994, juste après la dé­cou­verte de ma­la­dies pro­fes­sion­nelles liées à ce ma­té­riau sur le cam­pus de l’uni­ver­sité pa­ri­sienne de Jus­sieu, qui comp­tait alors 200 000 mètres car­rés de lo­caux « flo­qués » (iso­lés) à l’amiante, Mi­chel Pa­ri­got, ma­thé­ma­ti­cien-cher­cheur au CNRS, avait fondé avec des col­lègues le Co­mité anti-amiante Jus­sieu, dont il est tou­jours pré­sident. Il alerte les mé­dias.

Dif­fu­sées aux « 20 heures » de France 2 et de TF1, les images des fibres dé­grin­go­lant des pla­fonds de la fac font mouche. Début 1995, des pa­rents d’élèves, pré­oc­cu­pés par le risque en­couru par leurs en­fants, se mo­bi­lisent au sein des éta­blis­se­ments sco­laires. « L’élé­ment dé­ci­sif a été de pré­sen­ter l’amiante comme un pro­blème de santé pu­blique sus­cep­tible de tou­cher tout le monde, et pas seule­ment comme un pro­blème de santé au tra­vail, se sou­vient M. Pa­ri­got. La mo­bi­li­sa­tion dans les en­tre­prises est ar­ri­vée plus tard. »

Les vic­times, jus­qu’alors dis­crètes, en­tre­voient une forme de salut dans l’ac­tion du co­mité, seule or­ga­ni­sa­tion à consa­crer, à l’époque, son objet so­cial à cette ques­tion. Très vite, ses res­pon­sables croulent sous les sol­li­ci­ta­tions. De par­tout, des tra­vailleurs de l’amiante ou leurs proches les ap­pellent à la res­cousse pour ef­fec­tuer leurs dé­marches de re­con­nais­sance en ma­la­die pro­fes­sion­nelle.

Le co­mité dé­cide alors de s’as­so­cier à deux autres as­so­cia­tions, la Fé­dé­ra­tion na­tio­nale des ac­ci­den­tés du tra­vail et des han­di­ca­pés (Fnath) et l’As­so­cia­tion pour l’étude des risques au tra­vail (Alert), ani­mée par Henri Pé­ze­rat, un chi­miste cher­cheur au CNRS – dé­cédé en 2009 –, qui avait déjà dé­noncé les dan­gers de l’amiante dans les an­nées 1970.

Pour ré­pondre aux be­soins des vic­times, ces trois en­ti­tés créent l’As­so­cia­tion na­tio­nale des vic­times de l’amiante (An­deva), en fé­vrier 1996. L’Ar­deva 59-62 la re­joint aus­si­tôt, et Pierre Pluta, l’homme de Dun­kerque, de­vient membre du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion puis du bu­reau.

Une struc­ture de lob­bying ef­fi­cace

D’em­blée, l’An­deva s’at­telle à la ré­dac­tion d’une plainte contre X. Dans son vi­seur, les res­pon­sa­bi­li­tés au ni­veau na­tio­nal des in­dus­triels et des pou­voirs pu­blics. Dé­po­sée à Paris en juillet 1996, elle est en­suite dé­cli­née en­tre­prise par en­tre­prise dans dif­fé­rents tri­bu­naux de France par les avo­cats de l’An­deva, Mes Mi­chel Le­doux et Jean-Paul Teis­son­nière. Les Chan­tiers na­vals de l’At­lan­tique, ceux de la Nor­med, Eter­nit, Ami­sol, l’usine Fe­rodo-Va­leo de Condé-sur-Noi­reau (Cal­va­dos) … Cha­cun dé­pose son re­cours.

« La mul­ti­pli­ca­tion des plaintes lo­cales a été la pre­mière er­reur ju­ri­dique, ana­lyse Mi­chel Pa­ri­got. Cette stra­té­gie li­mi­tait la re­cherche des res­pon­sa­bi­li­tés aux di­rec­teurs d’usine et ne per­met­tait pas d’at­teindre les prin­ci­paux res­pon­sables : ceux qui ont par­ti­cipé à la struc­ture de lob­bying créée et fi­nan­cée par les in­dus­triels de l’amiante pour conti­nuer à uti­li­ser ce ma­té­riau can­cé­ro­gène et em­pê­cher la mise en place d’une ré­gle­men­ta­tion de pro­tec­tion ef­fi­cace. »

« Per­sonne n’a sniffé de l’amiante vo­lon­tai­re­ment. Toutes les res­pon­sa­bi­li­tés doivent être éta­blies, même si elles se si­tuent à des ni­veaux dif­fé­rents »Pierre Pluta, fon­da­teur de l’Ar­deva 59-62

Cette struc­ture de lob­bying, c’est le Co­mité per­ma­nent amiante (CPA), né en 1982, au mo­ment pré­cis où nombre de pays s’orientent vers l’in­ter­dic­tion de ce ma­té­riau. « Groupe in­for­mel et sans pou­voir », comme le dé­fi­nit alors ha­bi­le­ment dans des écrits Do­mi­nique Moyen, pa­tron de l’Ins­ti­tut na­tio­nal de re­cherches en sé­cu­rité (INRS) qui y siège, le CPA est une struc­ture ori­gi­nale et très ef­fi­cace.

Mar­cel Val­tat, un an­cien jour­na­liste de L’Hu­ma­nité re­con­verti dans le conseil en com­mu­ni­ca­tion, or­chestre sa mise en place. Aux côtés des in­dus­triels, il ras­semble les prin­ci­paux scien­ti­fiques et mé­de­cins tra­vaillant sur le sujet, ainsi que des re­pré­sen­tants des mi­nis­tère de la santé, de l’in­dus­trie et du tra­vail, et des re­pré­sen­tants des or­ga­ni­sa­tions syn­di­cales, la CGT en tête.

« Une bombe à re­tar­de­ment »

Alors que l’amiante est classé can­cé­ro­gène par le Centre in­ter­na­tio­nal de re­cherche sur le can­cer (CIRC) de­puis 1973, le CPA use d’un sub­til slo­gan : il parle de son « usage contrôlé », vé­hi­cu­lant l’im­pres­sion trom­peuse que le risque est maî­trisé. Confé­rences in­ter­na­tio­nales, cam­pagnes de presse, dif­fu­sion de bro­chures ras­su­rantes… Le CPA par­vient à prendre le contrôle total de l’in­for­ma­tion et de la po­li­tique des pou­voirs pu­blics, évi­tant pen­dant qua­torze ans la mise en place de toute ré­gle­men­ta­tion contraire à l’in­té­rêt des in­dus­triels.

Fi­na­le­ment in­ter­dit en France le 1er jan­vier 1997, l’amiante de­meure au­jour­d’hui un fléau. « C’est une bombe à re­tar­de­ment, car les pa­tho­lo­gies se dé­clarent entre vingt et qua­rante ans après la pre­mière ex­po­si­tion », ré­sume Pierre Pluta.​Une étude In­serm-INVS de 2012 éva­lue le bilan po­ten­tiel de l’hé­ca­tombe entre 130 000 et 180 000 décès.

Sans comp­ter le coût fi­nan­cier pour la so­ciété. Pour la seule année 2015, 965 mil­lions d’eu­ros ont été ver­sés au titre des ma­la­dies pro­fes­sion­nelles liées à l’amiante selon l’As­su­rance-ma­la­die, 623 mil­lions d’eu­ros au titre de l’al­lo­ca­tion de ces­sa­tion an­ti­ci­pée d’ac­ti­vité des tra­vailleurs de l’amiante (Acaata), et 438 mil­lions d’eu­ros pour le Fonds d’in­dem­ni­sa­tion des vic­times de l’amiante (FIVA), soit un total de plus de 2 mil­liards. De­puis sa mise en place en 2001, le FIVA per­met l’in­dem­ni­sa­tion in­té­grale des pré­ju­dices subis par toutes les vic­times et leurs proches.

Mais ceux-ci ne s’en tiennent pas au volet fi­nan­cier de l’af­faire : ils ré­clament la tenue d’un pro­cès pénal pour « bles­sures et ho­mi­cides in­vo­lon­taires ». Leur but : ob­te­nir la condam­na­tion des « res­pon­sables na­tio­naux »(élus, hauts fonc­tion­naires, mi­nistres…), ces hommes et ces femmes qu’ils n’hé­sitent pas à qua­li­fier d’« em­poi­son­neurs ».

Le rôle confus des syn­di­cats

« Per­sonne n’a sniffé de l’amiante vo­lon­tai­re­ment, mar­tèle Pierre Pluta. Les gens qui ont siégé au CPA [la struc­ture de lob­bying] sont co­res­pon­sables de mil­liers de morts. Ne pas les juger, c’est oc­troyer un per­mis de tuer à toutes les in­dus­tries pour­voyeuses de can­cé­ro­gènes. Toutes les res­pon­sa­bi­li­tés doivent être éta­blies, même si elles se si­tuent à des ni­veaux dif­fé­rents. »

Mais le par­quet n’est pas de cet avis. « Il s’est constam­ment op­posé à mettre en cause les dé­ci­deurs, qu’il s’agisse de hauts fonc­tion­naires ou de res­pon­sables po­li­tiques », ré­sume Mi­chel Pa­ri­got. Le par­quet n’est pas seul à tenir cette po­si­tion. A l’ex­cep­tion de Force ou­vrière (FO), qui a fer­me­ment re­fusé de sié­ger au CPA, dé­non­çant d’em­blée « une confu­sion des rôles », toutes les confé­dé­ra­tions syn­di­cales y étaient re­pré­sen­tées de 1982 à 1995. Et elles n’y ont pas fait que de la fi­gu­ra­tion… Ainsi, en avril 1991, alors que la Com­mis­sion eu­ro­péenne tra­vaille à un pro­jet d’in­ter­dic­tion de l’amiante, la                   Fé­dé­ra­tion construc­tion de la CGT adresse un cour­rier aux dé­pu­tés eu­ro­péens dans le­quel elle s’op­pose à cette in­ter­dic­tion en re­pre­nant des ar­gu­ments dé­ve­lop­pés par le CPA.

Me Teis­son­nière, avo­cat de l’An­deva mais aussi conseil his­to­rique de la CGT, es­time au­jour­d’hui qu’il n’y a pas là ma­tière à une mise en cause des syn­di­cats. Selon lui, leur sou­tien au lob­bying des in­dus­triels s’ex­plique ai­sé­ment.« A part FO, qui a fait preuve de clair­voyance, ils ont com­mis l’er­reurde par­ti­ci­per au CPA à cause de leur faible ca­pa­cité à ré­sis­ter à un chan­tage à l’em­ploi, et parce qu’ils re­ven­diquent un rôle dans la santé au tra­vail, as­sure-t-il.Ils n’ont pas or­ga­nisé la ca­tas­trophe sa­ni­taire de l’amiante pour en pro­fi­ter ; ils ont cru à la thèse de l’usage contrôlé et l’ont dé­fen­due. »

La jus­tice, elle, n’a cure de ces conjec­tures. Après vingt et un ans d’ins­truc­tion, elle a ré­cem­ment fait sa­voir qu’elle ne veut pas de pro­cès du tout. Mi-juin, le par­quet a re­quis la clô­ture de l’ins­truc­tion dans une dou­zaine de dos­siers. Dans l’af­faire Eter­nit, por­tant sur quatre sites de pro­duc­tion d’amiante-ci­ment,il a adressé aux juges, le 12 oc­tobre, un ré­qui­si­toire dé­fi­ni­tif de non-lieu. Et un non-lieu a d’ores et déjà été pro­noncé, le 23 oc­tobre, dans un autre dos­sier, concer­nant cette fois la cen­trale ther­mique EDF d’Ar­ju­zanx (Landes).

Désac­cords stra­té­giques

Pour jus­ti­fier ces dé­ci­sions, le mi­nis­tère pu­blic s’ap­puie sur un rap­port scien­ti­fique rendu par trois ex­perts en fé­vrier, après une année de tra­vail. Dans ses ré­qui­si­tions, il s’ins­pire de cette ex­per­tise pour as­sé­ner qu’il n’est« pas pos­sible d’éta­blir a pos­te­riori la date de la com­mis­sion d’une éven­tuelle faute ayant en­traîné une ex­po­si­tion conta­mi­nante puis une in­toxi­ca­tion ». Et qu’il est par consé­quent im­pos­sible de « l’im­pu­ter avec cer­ti­tude à une per­sonne phy­sique ».

Le Co­mité anti-amiante Jus­sieu et l’Ar­deva 59-62 bé­né­fi­cient pour l’heure d’un sur­sis. Le 15 sep­tembre, la cour d’ap­pel de Paris a, certes, an­nulé pour la deuxième fois la mise en exa­men de « res­pon­sables na­tio­naux » dans leurs dos­siers res­pec­tifs, au motif que les risques n’étaient pas suf­fi­sam­ment connus à l’époque des faits, mais les deux en­ti­tés se sont aus­si­tôt pour­vues en cas­sa­tion.

A la ma­ni­fes­ta­tion na­tio­nale an­nuelle de l’An­deva, mi-oc­tobre à Paris, Fran­çois Des­riaux, son ac­tuel vice-pré­sident, éga­le­ment ré­dac­teur en chef de la revue tri­mes­trielle Santé & Tra­vail, a pro­mis aux vic­times que l’as­so­cia­tion na­tio­nale ira « jus­qu’au bout de la jus­tice ». Mais ce ren­dez-vous an­nuel, qui drai­nait de quatre à cinq milles per­sonnes il y a en­core quelques an­nées, n’en a réuni qu’un mil­lier cet au­tomne.

Sur fond de désac­cord sur la stra­té­gie à adop­ter au plan pénal, l’An­deva a ré­cem­ment perdu une par­tie de sa di­rec­tion et près de la moi­tié de ses adhé­rents et de ses as­so­cia­tions lo­cales. En 2016, Mi­chel Pa­ri­got, qui as­su­rait la vice-pré­si­dence de­puis la créa­tion et ré­cla­mait de longue date l’em­bauche d’« un avo­cat pé­na­liste et la mise en place d’une or­ga­ni­sa­tion à la hau­teur des défis ju­ri­diques posés par cette af­faire hors-normes », a dé­mis­sionné. Pierre Pluta, qui la pré­si­dait de­puis 2010, lui a em­boîté le pas.

Cette rup­ture au sein de l’An­deva a été scel­lée le 7 no­vembre 2013, jour d’une au­dience à la Cour de cas­sa­tion concer­nant l’usine Fe­rodo-Va­léo de Condé-sur-Noi­reau. Dans ce dos­sier étaient mis en exa­men des « res­pon­sables na­tio­naux », dont Mar­tine Aubry en tant qu’an­cienne di­rec­trice des re­la­tions du tra­vail au mi­nis­tère du tra­vail de 1984 à 1987.

Pierre Pluta se sou­vient de la« dé­cep­tion una­nime » des membres du bu­reau pré­sents dans la salle. « Nous, qui avions aveu­glé­ment fait confiance à nos avo­cats, avons pris conscience que le tra­vail ju­ri­dique né­ces­saire n’avait pas été fait et que, si nous ne chan­gions rien, nous al­lions à l’échec. »De fait, les mises en exa­men dans ce dos­sier ont été dé­fi­ni­ti­ve­ment an­nu­lées le 14 avril 2015, por­tant le pre­mier coup d’ar­rêt au che­mi­ne­ment vers le pro­cès pénal.

Me Du­pond-Mo­retti re­lance le com­bat

Quinze jours après la dé­con­ve­nue de­vant la Cour de cas­sa­tion, le prin­cipe du re­cru­te­ment d’un ca­bi­net spé­cia­lisé dans le pénal a été sou­mis au vote du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de l’An­deva, qui l’a adopté à l’una­ni­mité. Mais cette dé­ci­sion est res­tée lettre morte.

Si Me Mi­chel Le­doux, avo­cat de la Fnath qui conseille éga­le­ment l’An­deva, en a de suite ac­cepté le prin­cipe, Me Teis­son­nière et son as­so­ciée, Me Syl­vie To­pa­loff, s’y sont op­po­sés, ar­guant de leur com­pé­tence en ma­tière pé­nale. Nombre d’as­so­cia­tions lo­cales membres de l’An­deva – ados­sées à des sec­tions syn­di­cales de la CGT – ont sou­tenu ces deux avo­cats, blo­quant le pro­ces­sus.

Me Le­doux l’ad­met, lui et ses confrères n’ont « pas suf­fi­sam­ment pesé sur la pro­cé­dure pé­nale ». « On a dé­pensé beau­coup de temps et d’éner­gie au civil », plaide-t-il.Me Teis­son­nière, lui, n’a « pas de re­grets » sur la stra­té­gie adop­tée et reste op­ti­miste. « Notre dos­sier pénal tient bon, les li­mites de la faute sont par­fai­te­ment dé­fi­nies et elle in­combe à une di­zaine de per­sonnes, dit-il. C’est à la jus­tice de poser des li­mites à l’ac­ti­vité des in­dus­tries pré­sen­tant des risques ex­po­nen­tiels de ca­tas­trophes. »

Las de voir les dos­siers amiante s’en­li­ser au Pôle ju­di­ciaire de santé pu­blique du tri­bu­nal de grande ins­tance (TGI) de Paris, où ils sont re­grou­pés de­puis 2003, le Co­mité anti-amiante Jus­sieu et l’Ar­deva 59-62 ont uni leurs forces pour sau­ver le pro­cès pénal. Ils ont convaincu le cé­lèbre pé­na­liste Eric Du­pond-Mo­retti et son as­so­cié, Me An­toine Vey, de re­lan­cer le com­bat.

« L’Etat ne se dé­bar­ras­sera pas des vic­times de l’amiante sans un pro­cès en bonne et due forme », a juré Me Du­pond-Mo­retti. Fran­çois Des­riaux, le vice-pré­sident de l’An­deva, consi­dère cette stra­té­gie avec scep­ti­cisme. « A part nous, as­so­cia­tions de vic­times, per­sonne ne veut de ce pro­cès, sou­pire-t-il. Et le meilleur avo­cat du monde ne pourra pas re­faire une ins­truc­tion qui n’a pas été menée cor­rec­te­ment. »

L’ins­truc­tion, c’était l’af­faire de la juge Ma­rie-Odile Ber­tella-Gef­froy. Co­or­di­na­trice du pôle ju­di­ciaire de santé pu­blique du TGI de Paris, elle a hé­rité, en 2005, d’une tren­taine de dos­siers liés à l’amiante qu’elle a tenté de ré­veiller jus­qu’en 2013, alors qu’ils som­meillaient de­puis des an­nées par­tout en France dans les ca­bi­nets de ma­gis­trats dé­bor­dés par les af­faires cri­mi­nelles et dé­pas­sés par la tech­ni­cité du sujet. « Au­tant dire que dans les mi­nis­tères, les ad­mi­nis­tra­tions ou les en­tre­prises concer­nées par la plainte, on avait eu lar­ge­ment le temps – si be­soin était – de pas­ser les do­cu­ments com­pro­met­tants à la broyeuse », note Me Le­doux.

« Masse de scel­lés in­gé­rable »

Si les qua­li­tés hu­maines de la juge font l’una­ni­mité, sa mé­tho­do­lo­gie est plus contro­ver­sée. « C’est une per­sonne très em­pa­thique, mais elle a ins­truit dans le désordre », es­time Me Le­doux. Un avis par­tagé par Me Teis­son­nière. A sa dé­charge, Mme Ber­tella-Gef­froy s’est d’abord re­trou­vée es­seu­lée face à la masse des dos­siers avant de pou­voir tra­vailler en co­sai­sine avec d’autres ma­gis­trats. D’après elle, ses col­lègues n’ont « ja­mais fait une prio­rité » de l’amiante, au pré­texte que« les vic­times avaient été in­dem­ni­sées ».

« Tout mon tra­vail a été bou­sillé. En France, on ne veut pas de mise en exa­men de di­ri­geants po­li­tiques ou d’in­dus­triels »Ma­rie-Odile Ber­tella-Gef­froy, juge d’ins­truc­tion
« Les faits étaient si an­ciens, en rai­son des temps de la­tence des ma­la­dies de l’amiante, qu’on s’est sou­vent re­trou­vés face à des té­moins sé­niles, et qu’on ne sa­vait par­fois même plus ce qu’on cher­chait lors des per­qui­si­tions, se sou­vient un ex-en­quê­teur de l’Of­fice cen­tral de lutte contre les at­teintes à l’en­vi­ron­ne­ment et à la santé pu­blique (Oclaesp), le ser­vice chargé des in­ves­ti­ga­tions. Cela gé­né­rait une masse de scel­lés in­gé­rable, tout en sus­ci­tant de faux es­poirs pour les vic­times. »

Mal­gré son in­sis­tance pour pour­suivre son tra­vail au pôle santé, la juge a dû sa­cri­fier, début 2013, à la règle de la mo­bi­lité dé­cen­nale des ma­gis­trats, qui l’obli­geait à quit­ter ce poste. Elle a pris sa re­traite pour en­dos­ser la robe d’avo­cate, spé­cia­li­sée dans les af­faires de santé pu­blique. Au­jour­d’hui âgée de 68 ans, elle dé­fend bec et ongles son « bilan amiante ».

Outre le manque de moyens, elle re­grette sur­tout l’hos­ti­lité du par­quet. « J’ai voulu joindre les dos­siers, puisque les res­pon­sables na­tio­naux étaient les mêmes pour tous, mais le par­quet n’a ja­mais ac­cepté, peste-t-elle. Tout mon tra­vail a été bou­sillé, et mes dé­ci­sions an­nu­lées en per­ma­nence par la chambre de l’ins­truc­tion. En France, on ne veut pas de mise en exa­men de di­ri­geants po­li­tiques ou d’in­dus­triels, on pré­fère une so­ciété basée sur l’as­su­rance. » L’an­cienne juge consi­dère éga­le­ment que les par­ties ci­viles ont man­qué de pug­na­cité. « Leurs avo­cats n’ont pas tou­jours fait appel des dé­ci­sions dé­fa­vo­rables, dit-elle. Ils n’ont ja­mais fait au­cune de­mande d’actes et com­mu­ni­quaient sou­vent leurs ob­ser­va­tions hors dé­lais. »

« Pré­ve­nir les ca­tas­trophes sa­ni­taires fu­tures »

L’im­passe ju­di­ciaire s’est es­quis­sée dès le mois de no­vembre 2012. A quelques se­maines de son dé­part du pôle santé,Mme Ber­tella-Gef­froy a pro­noncé en hâte treize mises en exa­men de res­pon­sables na­tio­naux pour « bles­sures et ho­mi­cides in­vo­lon­taires ». Parmi eux, Mar­tine Aubry, visée pour avoir tardé à faire ap­pli­quer des di­rec­tives eu­ro­péennes sus­cep­tibles de pro­té­ger des tra­vailleurs de l’amiante.« C’est à ce mo­ment que, se voyant mis en échec, le par­quet qui avait tout fait pour évi­ter ces mises en exa­men a dé­cidé d’al­ler vers un non-lieu gé­né­ral », es­time Pierre Pluta.

Fus­tigé de toutes parts, le mi­nis­tère pu­blic sou­ligne « l’illu­sion » d’un pro­cès unique de l’amiante en­tre­te­nue par les avo­cats deces der­nières. « La plu­part des scan­dales sa­ni­taires se heurtent aux prin­cipes gé­né­raux du droit pénal et les avo­cats le savent, ré­sume-t-on au­jour­d’hui au par­quet de Paris. La res­pon­sa­bi­lité pé­nale des per­sonnes phy­siques obéit à des règles strictes en termes de preuves, de lien de cau­sa­lité, de pres­crip­tion et d’im­pu­ta­bi­lité de la faute qui ne per­mettent pas de juger des choix de so­ciété tels que celui de l’uti­li­sa­tion mas­sive de l’amiante. »En d’autres termes, im­pos­sible de dé­si­gner des cou­pables.

Mais les as­so­cia­tions re­fusent de sous­crire à ces ar­gu­ments. Tout comme à l’in­ter­pré­ta­tion que font les ma­gis­trats du rap­port d’ex­per­tise dont ils se ser­vent­pour jus­ti­fier la clô­ture de l’ins­truc­tion des dos­siers.« De­man­der la date d’in­toxi­ca­tion pré­cise d’une vic­time pour dé­ter­mi­ner l’iden­tité d’un res­pon­sable n’a aucun sens puis­qu’il s’agit d’un pro­ces­sus continu, rai­sonne Mi­chel Pa­ri­got en scien­ti­fique ap­pli­qué. Quand des gens s’or­ga­nisent pour conti­nuer à com­mer­cia­li­ser un ma­té­riau en sa­chant que cela va pro­vo­quer des mil­liers de morts, il doit y avoir une sanc­tion pé­nale. »

Pour lui, comme pour Pierre Pluta, l’en­jeu d’un pro­cès pénal dé­passe lar­ge­ment le cas de l’amiante. Ils viennent de créer l’As­so­cia­tion na­tio­nale des vic­times de l’amiante et autres pol­luants (AVA) afin d’agir plus glo­ba­le­ment sur les ca­tas­trophes sa­ni­taires.

Me Vey, l’as­so­cié d’Eric Du­pond-Mo­retti, voit éga­le­ment plus loin : « A l’heure où les ma­la­dies mor­telles cau­sées par les pes­ti­cides et autres per­tur­ba­teurs en­do­cri­niens sont sur le de­vant de la scène, l’Etat doit agir pour la mise en place d’un trai­te­ment ju­di­ciaire per­met­tant de pré­ve­nir les ca­tas­trophes sa­ni­taires fu­tures, et en­voyer à ceux qui en sont res­pon­sables le si­gnal qu’ils ne peuvent agir im­pu­né­ment. »



Par Pa­tri­cia Jolly

 
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